Sirène au bord du lac

Natacha, une cousine éloignée – dont mon plus lointain souvenir remonte à sa présence au bord du lac Majeur, où nous passions une période de vacances – était ce genre de fille que l'on ne rencontre que dans les rêves. Nous avions le même âge et c'était l'année de nos douze ans. Elle était assise à côté de moi et nos épaules se frôlaient légèrement. J'en avais des frissons dans tout le corps, à tel point qu'elle ne pouvait certainement pas ignorer ce que j'éprouvais. La sensation du contact de sa peau me procura ainsi mes premières pulsions amoureuses et je m'en souviendrai donc toute ma vie. Natacha était une petite blonde à cheveux bouclés et aux yeux verts, juste parfaite. C'était une véritable sirène dont le chant m'envoûterait à tout jamais, et ma vie ressemblait à cet instant précis à un séjour au paradis.
Des années plus tard, nous nous étions perdus de vue, pour nous retrouver finalement dans le même lycée. Elle était devenue encore plus belle et séduisante. C'était maintenant une jeune demoiselle, alors que j'étais un garçon timide et réservé. Apparemment, je ne représentais aucun intérêt pour elle et de plus, elle ne se souvenait plus très bien de nos fameuses vacances passées ensemble. J'étais beaucoup trop coincé pour essayer d'établir un contact plus proche avec elle et plusieurs semaines passèrent sans que nous échangions même un seul mot. À part bonjour et au revoir, il n'y avait pas de communication entre nous.
Dès lors, un phénomène étrange m’affecta, qui devait se répéter de façon récurrente. Je faisais régulièrement le même rêve, où Natacha et moi avions une affinité d'âmes sœurs et nous savions que nous étions faits l'un pour l'autre. Par contre, durant les journées passées au lycée, l'écart qui nous séparait ne faisait que se confirmer. J'essayais maladroitement de me rapprocher d'elle, mais son charme m'impressionnait tellement que je m'en écartais fatalement chaque jour un peu plus.

Un jour, un nouvel élève arriva en classe. Notre ressemblance était évidente, à tel point qu'on nous demandait régulièrement si nous n'étions pas de la même famille. Philippe était un garçon très extraverti et très sûr de lui. Si nous nous ressemblions physiquement, nous étions vraiment opposés dans nos personnalités.
Évidemment, Philippe avait directement tapé dans l'œil de Natacha qui le trouvait absolument génial. Dès lors, elle fit un pas vers moi, non pas pour mes beaux yeux, mais pour tisser de façon détournée un lien plus étroit avec ce nouveau venu, qui était par contre plutôt un véritable cauchemar pour moi. Depuis que Philippe était arrivé, Natacha m'adressait souvent la parole et elle se vantait même auprès de ses amis que nous avions un lien de parenté. En fait, elle faisait cela car elle devait peut-être percevoir mes sentiments cachés, mais étant donné que nous avions un certain degré de parenté – aussi éloigné fût-il –, nous ne pourrions jamais être ensemble de manière intime.
Pendant ce temps, je continuais de rêver d'elle et de cet amour parfait durant mon sommeil et devais assumer cette réalité moins plaisante à mon réveil.
Philippe était certes un beau parleur et un personnage charmant, mais il n'avait pas la sensibilité et le véritable tact pour conquérir Natacha. C'était vraiment le genre de gars un peu macho, beau prince, mais parfois un peu pesant quand même. J'avais donc un certain avantage, car je savais comment toucher le cœur de la belle en choisissant les mots qu'il fallait. Mais cela ne me servait à rien puisque Philippe avait l'avantage de ne pas avoir de lien de parenté et en plus, il était issu d'une famille très riche, connue et appréciée dans la région.

Il me vint alors une idée que je croyais ingénieuse. Je me créai un profil Facebook en me faisant passer pour un personnage fictif, afin de conquérir une once d'amour de cette belle qui me côtoyait désormais dans mes nuits. Je volai – sur le Web – une image d'un Australien parfaitement inconnu et lui empruntai sa tête, pour la mettre sur ce faux profil d'utilisateur. J'avais soigneusement désigné une personne qui me ressemblait un peu, ainsi qu'à ce cher Philippe, puis je l'avais rendue floue avec un logiciel de retouche d'images. Je décidai de l'appeler Kevin et je commençai à ajouter des demandes d'amis ici et là, afin d'avoir un statut de profil crédible. Après seulement quelques semaines, j'avais suffisamment d'amis – dont moi-même – et suggérai alors à Natacha de faire partie de mes contacts.
C'était un bon plan, car Philippe n'avait pas de profil Facebook et je pouvais donc me lancer dans ma conquête sans risque de le voir approcher. Natacha accepta naïvement ma demande d'ajout et je tentai aussitôt de la séduire par mes publications et mes écrits. Mes rêves me donnaient une telle inspiration que le succès fut fulgurant. Elle vint un beau jour vers moi en classe pour me demander des renseignements sur ce Kevin dont j'étais apparemment aussi l'ami.
— Tu connais ce gars ? C'est vraiment génial tout ce qu'il écrit, me dit-elle.
— Euh, non, pas personnellement, en fait.
— Il a l'air de quelqu'un de tellement sensible et il y a tellement de sincérité dans ses textes que j'aimerais bien le rencontrer.
J'avais eu la bonne idée de lui choisir un lieu d'habitation proche de notre ville, espérant ainsi la mettre en confiance.

Là, j'étais vraiment dans une impasse. Comment allais-je m'en sortir ? La seule issue possible fut de négocier avec Philippe, pour qu'il aille parler à Natacha en lui disant que c'était lui ce fameux Kevin et qu'il n'avait pas osé l'approcher directement, car il trouvait que ses méthodes de mec un peu emprunté ne lui permettaient pas d'avoir une relation avec elle. C'était donc pour cela qu'il avait décidé de créer ce pseudonyme et il tenait vraiment à s'excuser de cette confusion.
Philippe accepta, à la condition que j’aille lui en parler moi-même et de justifier le fait qu'il était confus et désolé d'avoir dû agir ainsi.
C'était vraiment un comble, mais j'avais envie de garder cette relation secrète. En me disant de toute façon que je n'avais aucune chance de rivaliser avec lui, je pouvais néanmoins continuer à rêver, ce qui se fit et qui fonctionna à merveille.
Ainsi, Philippe devint mon ami et mon confident, puisqu'il connaissait mon sentiment pour ma cousine, mais qu'il connaissait aussi notre lien de parenté.
— Eh bien, comme ça, on fera peut-être un jour partie de la même famille, me dit Philippe.
— Attends, ce n'est pas gagné et si elle découvre la vérité, qu'est-ce que je vais devenir ?
— Elle n'en saura rien puisque c'est avec toi qu'elle conversera par écrit et que tu me tiendras informé à chaque fois en m'envoyant un SMS.

Et voilà que j'étais devenu une sorte d'amant virtuel, toujours sollicité sur mon Smartphone pour répondre à la place d'un pseudo-ami dont les talents d'écrivain romantique et poétique ne s'amélioreraient sans doute jamais, mais qui pouvait par contre désormais conclure en tant qu'amant. Mes rêves me donnaient l'inspiration et la sirène du lac continuait à chanter au-delà du temps et de l'espace.
Là où les choses prirent une dimension à laquelle je ne m'attendais vraiment pas, c'est quand je décidai de créer un autre profil suite à cette expérience – avec la tête d'un autre gars qui apparemment plaisait beaucoup aux filles – et ressentis cet horrible sentiment de frustration de les voir arriver en masse pour me faire des avances. Cette fois, je m’étais vraiment fait doubler.


Jean-Marc Baudat

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