Etre élémentaire
Il
m’a souvent fait comprendre qu’il était persuadé d'avoir fait un bon travail
d'éducation et cette fois il peut enfin se reposer sur ses lauriers. Fier de
son fils, Antoine se prépare pour la remise du certificat scolaire. C'est un
père modèle qui a toujours voulu le meilleur pour son enfant, non pas dans le
sens de satisfaire tous ses désirs, mais dans le souci de l'aiguiller sur ce
qui lui semble être la meilleure voie. Cédric a 16 ans et il est temps pour lui
de s’orienter vers une perspective professionnelle. Charlotte, la maman, a
préparé la tenue vestimentaire de son fils pour les promotions scolaires. Le
couple n'a qu'un enfant et ils ont décidé de l'éduquer avec des idées très
particulières, comme le fait de l'avoir inscrit dans cette école spécialisée.
C'est un lycée anthroposophique basé sur la méthode de Rudolf Steiner. De plus,
les parents essaient d'inculquer le végétarisme à leur fils.
Il
est clair que le problème actuel d'addiction à des écrans de Smartphones et des
jeux sur ordinateur les préoccupe, mais Cédric est un garçon qui aime passer du
temps dans la nature, seul, et il n'est donc pas enclin à une dépendance au
monde numérique. La famille Weber habite à la campagne dans une ancienne ferme
rénovée. C'est une chance pour eux de vivre dans cet endroit naturel et l'école
se trouve à peine à un kilomètre de leur maison.
Cette
journée de promotion est un véritable régal, car même si Cédric n'est pas
passionné par les études, il est très sélectif et il est doté d'une mémoire
prodigieuse. Il reçoit son certificat avec une mention moyenne et cela n'étonne
personne, car on sait que Cédric est plutôt quelqu'un de pratique. Caroline, sa
petite amie, n'arrête pas de lui lancer des sourires en ce jour de fin d'année
scolaire et le bonheur des vacances en perspective vient également apporter un
élan d'optimisme à cette belle journée de début d'été.
— Tu
n'as pas seulement la cote avec les animaux et les arbres, lui lance un de ses
camarades de classe. Apparemment, Caroline a un sacré manque de goût, pour être
avec toi.
— Oui,
mais elle n'aime pas les frimeurs et menteurs comme toi, répond Cédric. Elle préfère
quelqu'un de sincère et vrai.
— Ah
bon, parce que toi tu ne dis que la vérité, c'est ça ?
— Pas
toujours. Par exemple, là, je te trouve très beau et sexy.
— Ne
fais pas trop le malin, car là tu ne boxes pas dans ta catégorie. Elle est
vraiment trop bien pour un vilain bouffon comme toi, cette fille-là. Tu sais ?
— Je
sais, mais ne va pas le lui dire !
— O.K.,
mais qu'est-ce que tu m'offres en échange ?
— Une
bière de chez mon père. C'est de la 11 degrés. Ça devrait suffire pour ta
petite tête de linotte.
— Marché
conclu.
Après
tout, ils ont 16 ans et ils peuvent bien se boire une petite bière. Encore une
fois, notre Cédric est trop bien éduqué pour se laisser aller à la beuverie, ce
qui n'est pas forcément le cas de certains de ses amis. Heureusement, le père
n'est pas loin et comme il arrive, les deux jeunes s'éloignent vite du frigo et
de la tentation d'abuser de l'alcool.
D’après
ce que son père m’a raconté, Cédric a grandi au milieu du souci constant de ses
parents de lui assurer un avenir facile. Il est en bonne santé, il n'est jamais
malade. C'est sans doute grâce à leur mode de vie, au végétarisme et surtout à
l'harmonie du couple, que Cédric vit dans cet équilibre parfait. Il n'est pas
très sportif, mais il aime marcher dans la nature. Son temps est très souvent
absorbé par l'observation des animaux et des végétaux, aussi bien dans la
nature que dans les livres ou sur la Toile. Il n'a jamais vu de panthère en
liberté, mais il connaît toutes les sortes de la famille panthera et il est capable de dire au premier coup d'œil s'il
s'agit d'une image de jaguar ou de léopard. Il est même capable de voir la
différence entre un léopard africain et un spécimen d'Inde ou du Proche-Orient.
Il semble que son avenir soit lié aux animaux. Il se rend souvent au zoo et il
y travaille pendant les vacances. Apparemment, son futur semble tracé dans
cette direction.
Ce soir-là,
Cédric n'est pas encore rentré à la maison. Habituellement, il fait son petit
tour dans la forêt voisine avant d'aller dormir. Il n'a pas peur du noir et en
cette soirée d'automne, il est déjà 22 heures et donc ses parents s'inquiètent.
Antoine décide d'aller à sa rencontre. Il se rend dans la forêt qui est
vraiment très sombre. Il sait que son fils va souvent près d’un menhir
néolithique pour étudier ses devoirs et pour se trouver dans son élément, la
nature.
C'est
précisément à cet endroit que son père le trouve. Cédric ne l’a pas vu et
Antoine s'approche à pas feutrés. Cédric semble en pleine discussion avec un
être invisible. On dirait qu'il communique avec cet être imaginaire comme on le
fait avec des sourds-muets. Il a l'air tellement pris par cette communication irréelle
qu'il ne remarque pas son père qui l'observe à quelques mètres de là. Soudain,
on dirait que l'être invisible lui indique la présence de son père. Cédric se
retourne, mais Antoine est caché et il ne bouge pas. Cédric reprend de plus
belle et son père décide de rentrer à la maison pour en parler avec Charlotte.
— Je
suis vraiment inquiet pour notre fils, dit Antoine. Il est dans la forêt, vers
le menhir, et il est en pleine discussion mimée avec un être imaginaire.
— Il
entend des voix et il m'en a parlé, dit Charlotte. Je crois que notre fils a
des perceptions extra-sensorielles.
— Et
tu ne m'as jamais rien dit ? C'est pourtant aussi mon fils, non ?
— Oui,
mais toi tu es un peu trop cartésien et tu serais vite tenté de croire que
Cédric est malade.
— Eh
bien, jusqu'à preuve du contraire, cela me semble être un cas de psychose, non
?
— Tu
n'es pas médecin.
— Toi
non plus.
— Oui,
mais moi je suis sa mère et je refuse de croire que mon fils est schizophrène
ou quoi que ce soit du genre. Mon père avait un don de clairvoyance et ma
grand-mère était capable de rêver lucidement pour retrouver des objets perdus.
— O.K.,
mais en tant que parents, nous sommes responsables et ce qui se passe n'étant
pas tout à fait normal, je crois que nous devons agir.
Antoine
et sa femme sont obligés d'avouer que leur fils est un cas assez spécial. Il a
de très bons amis, une petite copine très mignonne et sympathique et c'est
justement ce trop-plein de perfection qui fait qu'ils sont maintenant
désemparés. Cédric passe beaucoup de temps seul dans cette nature et cette
manie pourrait se rattacher à un phénomène anormal. Ce qui est étonnant, c'est
qu'ils n'ont jamais rien remarqué de suspect, à part le fait que Cédric passe
énormément de temps seul.
Plutôt
que de l'emmener voir un psychothérapeute comme d’autres membres de la famille,
les parents de Cédric décident d'avoir d'abord recours à la nature pour
s'occuper de leur fils. Ils se résolvent à aller voir Albert qui est
géobiologue. C'est un personnage qui connaît des secrets de la nature. Il est
aussi sourcier et magnétiseur. D'apparence très rurale et vraiment très simple,
bien qu'il soit aussi robuste qu'un bœuf, Albert est le genre de personne qui
n'a pas la moindre agressivité en elle. Il est tellement passionné par ses
activités – considérées comme irrationnelles et pourtant très prisées – qu'il
en oublie parfois le monde ordinaire et c'est cela qui lui donne un air très
enfantin. Il a pourtant les pieds bien sur terre. C'est vraiment une personne
de cœur, comme on n'en trouve presque jamais.
Avant
d'emmener leur fils chez cet homme, les parents de Cédric lui rendent visite.
Ils lui expliquent le problème et lui demandent si ses compétences peuvent
aider leur fils.
— Je
ne peux rien vous promettre, dit Albert. Il faudrait que je le voie et que je
passe un peu de temps avec lui, pour juger si je peux faire quelque chose.
— Peut-être
pourriez-vous venir près de ce menhir néolithique afin d’y trouver une
explication un peu plus rationnelle ? demande Antoine.
— Mais
est-ce que vous en avez parlé avec votre fils ? demande Albert.
— Pas
encore, répond Charlotte. Du moins en ce qui concerne son père. Notre fils
s'est quelque peu confié à moi en me disant qu'il entend des voix, sans plus de
détail. Je n'en ai jamais parlé à mon mari, car j'avais peur de son jugement et
ma foi, il a fallu qu'il tombe sur ce fameux soir où il a vu son fils en train
de parler avec les mains avec un être imaginaire. C'est pourquoi nous sommes
ici maintenant.
— Ce
qui est fou, c'est que cet être invisible semblait exister, dit Antoine, car on
dirait qu'il lui a indiqué ma présence.
— Mais
alors, votre fils n'est pas malade, confirme Albert en donnant quelques
explications supplémentaires. C'est simplement qu'il est capable de communiquer
avec les êtres élémentaires. Vous m'avez dit que votre fils avait suivi des
cours dans le cadre de l'école Rudolf Steiner. Ce personnage a écrit un ouvrage
sur les êtres élémentaires. Il décrit les gnomes de la terre, les ondines de
l'eau, les sylphes de l'air et les salamandres du feu comme des êtres
invisibles, mais néanmoins des champs morphogénétiques capables de communiquer
certaines choses aux humains. C'est grâce aux gnomes que les premiers mineurs
ont découvert l'or. Les sylphes ont enseigné aux humains l'art de traire les
vaches et de faire du fromage. L'apiculture vient aussi des sylphes. C'est
grâce aux salamandres que les premiers hommes ont maîtrisé le feu, puis le phosphénisme
qui a créé la mémoire et l'intelligence de l'intellect.
— Oui,
c'est très beau ce que vous nous dites, intervient Antoine, mais notre fils a
quand même un comportement anormal, si on doit le comparer avec vous, par
exemple.
Albert
propose d'aller vers ce fameux menhir avec Antoine. Arrivé sur place, Albert
demande à Antoine de s'asseoir près du menhir, de rester silencieux, sans
bouger et d'être réceptif. Albert fait des sortes de prières dans les quatre
directions, puis il s'arrête dans une position de recueillement. Antoine a
soudain une sensation étrange. Il se sent habité par une sorte de parasite et
bien qu'il fasse nuit, il voit presque aussi clairement qu'en plein jour. Cette
sensation dure quelques secondes puis s'estompe.
— Qu'est-ce
qui m'est arrivé ? demande-t-il. J'ai senti un truc bizarre en moi et j'ai
eu l'impression que je voyais comme en plein jour.
— C'est
un gnome, dit Albert. Ce personnage invisible n'est pas rationnel, mais il est
pourtant ici, lié au lieu. Il a voulu vous montrer sa présence et il en a
profité pour venir habiter dans votre corps. Les êtres élémentaires aiment
venir dans le corps des humains pour voir l'impression que ça fait d'être dans
la peau d'un mortel.
— Donc
si je comprends bien, mon fils n'est pas malade, mais plutôt capable de voir
ces choses-là. Ce que j'ai trouvé inquiétant, c'est de l’avoir vu communiquer
avec cet être invisible en faisant des signes avec les mains.
Antoine
est maintenant persuadé que son fils est psychiquement en bonne santé. Pour lui,
c’est simplement que la science ne peut pas tout expliquer et qu'il existe ces
dimensions que nous ne pouvons pas contrôler.
Les Islandais
sont portés sur les croyances en ces êtres invisibles qui résident en des lieux
naturels. Même les autorités du gouvernement doivent en tenir compte quand elles
veulent faire des travaux à certains endroits ; elles doivent demander la
permission. Les Japonais ont l'habitude d'avoir des lieux sacrés en pleine
nature sauvage où ils peuvent communiquer avec ces êtres de façons diverses. Sans
parler de l'Afrique et des natifs d'Amérique. Finalement, il n'y a peut-être que
chez nous que nous sommes fermés à ces choses irrationnelles.
Cédric
est présenté à Albert et l'entente promet d'être très cordiale. Le père a pu
parler avec son fils, mais la discussion reste limitée, car Cédric ne semble
pas tout à fait conscient de ses agissements et c'est bien cela qui inquiète ses
parents.
Les
jours qui suivent, Albert a l'occasion d'observer le jeune homme en allant avec
lui près du menhir et le constat est clair : Cédric n'est pas conscient de
son changement d'état quand il se trouve dans ce lieu. On dirait que quand il
arrive ici, il est possédé.
Albert
décide de l'emmener chez lui et de lui faire boire une tasse de thé de sauge.
Cédric semble avoir repris ses esprits.
— Tu
entends des voix, demande Albert, et tu te diriges vers le menhir ?
— Oui,
c'est ça, dit Cédric.
— Depuis
combien de temps cela se produit-il ?
— À peu
près un an.
— Et
quand tu es près du menhir, que se passe-t-il ?
— Rien.
— Comment
ça, rien ?
— Eh
bien, non, il ne se passe rien. J'aime bien aller dans cet endroit, ça me calme
et surtout je n'entends plus ces voix.
Là,
Albert est consterné, il n'a jamais vu ça, il avoue être dépassé. Sa seule
explication est que l'être élémentaire serait une thérapie pour le jeune homme
qui semble souffrir d'un mal plus profond.
Antoine
a pu avoir une expérience avec cet être élémentaire et il devient de plus en
plus proche de son fils. Contrairement à Cédric, il est conscient de la
présence du gnome près du menhir et il se dit que cela est peut-être la clé de
la guérison.
Les
jours qui suivent, Antoine se met à suivre son fils lorsqu'il entend les voix
et qu'il se dirige vers le gnome. Petit à petit, il perçoit des messages à
travers les mimiques de son fils. Cédric est inconscient, mais il bouge de
façon très particulière, comme pour exprimer des choses de plus en plus
précises. Il imite un cheval et fixe son père avec un regard très surprenant.
Antoine comprend que son fils doit faire quelque chose avec des chevaux.
Le
jour suivant, Antoine emmène Cédric dans un manège qui est réputé pour
travailler avec des cas psychiatriques ou des malades du cancer afin de tenter
des thérapies. Antoine semble voir que son fils a non seulement une affinité
avec les chevaux, mais que ceux-ci paraissent également lui porter une
attention particulière.
— Les
chevaux ne mentent pas, dit Cédric à son père. Si nous apprenons à communiquer
avec eux, nous pouvons leur demander de venir à nous sans parler.
— Comment
ça ?
— Regarde
!
Cédric
fixe un des chevaux qui est actuellement monté par un enfant et guidé par un
thérapeute qui l'accompagne en tenant l’animal par le mors. Immédiatement, le
cheval se tourne vers Cédric et s'approche de lui, sans que son maître puisse
le retenir.
Quelques
jours plus tard, Cédric est de nouveau près du menhir et apparemment possédé
par le gnome. Cette fois, il ne se passe pas grand-chose, si ce n'est que
Cédric fixe son père dans les yeux, comme pour lui transmettre des informations
par télépathie. Antoine est quelque peu terrifié par le regard de son fils qui
est dans un état de conscience non ordinaire.
Quand
il rentre à la maison ce soir-là, Antoine lui dit :
— C'était
différent des autres soirs, aujourd'hui, car tu ne faisais plus de mime. Tu
m'as simplement fixé dans les yeux, longuement.
— C'est
sûrement bon signe, alors ?
— Je
l'espère.
Arrivés
à la maison, ils décident de partager l'expérience avec Charlotte.
— Tu
ne lui as pas encore fait passer ta voix ? demande-t-elle à son fils.
Cédric
sourit avec un regard complice et dit :
— Non,
pas encore.
— Qu'est-ce
que c'est que ça ? demande Antoine.
Charlotte
fait signe à Antoine de se taire et de regarder son fils. Leurs regards se
croisent. Antoine se dit qu'un ange devrait passer, mais il perçoit qu'il
existe un lien étrange entre Cédric et sa mère. Toujours dans le plus grand
silence, les regards se croisent encore. Cédric fixe son père dans les yeux,
puis Charlotte fixe Antoine qui a envie de demander ce qui se passe. Soudain,
Antoine entend en pensée la voix de Cédric quand il croise son regard. Une
discussion par télépathie s'engage. Antoine fixe Charlotte et lui transmet :
« C'est
de la télépathie ? »
« Oui »,
pense Charlotte.
« Ça
fait longtemps que vous communiquez comme ça ? »
« Depuis
presque toujours », pense Cédric.
« Et
comment se fait-il que je n'étais pas capable de le faire ? »,
demande Antoine, toujours par la pensée.
« Nous
ne savons pas, mais cela fait plus d'un an qu'on essaie de t'y inviter »,
pense Charlotte.
« Je
suis content que tu y arrives enfin, pense Cédric, et je crois que tu es guéri
désormais, mon cher papa. »
C'est
donc ainsi qu'Antoine est mon patient depuis plusieurs années. C'est un homme
charmant et ses histoires sont vraiment incroyables, à tel point qu'elles
paraissent crédibles. D'ailleurs, Rudolf Steiner a vraiment écrit un ouvrage
sur les êtres élémentaires. C'est pour cela que j'en suis arrivé à douter de la
réalité ordinaire et à me demander si le monde imaginaire de certains de mes
patients ne serait pas tout simplement une autre réalité. Il faut entendre les
témoignages de ces gens-là pour le comprendre. De toute façon, être normal dans
notre monde, ce n'est certainement pas un signe de bonne santé mentale. Antoine
vient à mon cabinet me consulter chaque semaine et à mesure que je le vois et
l'entends, j'ai de plus en plus l'impression que c'est chez moi qu'il y a
quelque chose qui cloche. Finalement, ce qui compte le plus, c'est que grâce à
Antoine Weber, je me sens de mieux en mieux.
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